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C'était la pièce qu'il fallait
visiter dans leur vaste manoir. Jamais les Dieulefit n'auraient
laissé un autre gamin pénétrer chez eux mais en devenant le
meilleur ami de leur fils unique, le grand Paul, j'étais comme
savonné de cette roture dans laquelle naissaient les autres enfants
du village. Cette pièce, Paul me l'avait souvent décrite pendant
nos interminables cours d'arithmétique dispensés au collège
communal par le père Boulard. Il faut dire que si nous étions l'un
et l'autre de piètres scientifiques, nous avions cet autre point
commun d'être de ces grands lecteurs que la pratique de leur art
écartait un temps de la tristesse de siècle poussiéreux. En
m'efforçant de résoudre ces équations arides, j'écoutais Paul me
chuchoter le plaisir qu'il tirait, une fois ses devoirs terminés, de
pousser avec vigueur la porte en bois massif qui menait à la
bibliothèque parentale. Je le laissais me conduire par la pensée
dans cette pièce qu'il décrivait d'une hauteur de cathédrale,
lumineuse et inspirante. Je l'imaginais balader au hasard son index
sur les coiffes des ouvrages pour finir par se saisir d'un vélin de
Perrault ou de Mérimée. Et je bavais d'envie en l'écoutant me
décrire son assoupissement dans l'un des accueillants voltaires qui
n'attendaient qu'à devenir les confidents réguliers des lecteurs ;
sans toutefois me rendre compte que c'était ma plume qui bavait
d'encre sur ma page sous l'œil accusateur de Boulard. Je soupirais
alors, confus de ma maladresse et désabusé de n'être né que fils
d'humbles tisserands.
Ce temps-là était fini. Cet endroit où
j'étais si souvent venu en rêve était bien devant moi, derrière
cette lourde porte. Paul, l'œil et le sourire malicieux, me plaça
bien sur le seuil puis, d'un geste théâtral, l'ouvrit délicatement.
Il n'avait pas menti. La hauteur représentait aisément celle de
deux pièces ordinaires et le colombage du plafond traçait un damier
aux mailles si fines qu'il donnait le vertige. De hauts oriels
donnaient à la pièce sa lumière en rais mordorés déclinant par
cette fin d'après-midi. Ils inondaient tant la salle de lumière
qu'on eut dit que Dieu avait délégué ici chérubins et archanges
du royaume des cieux pour y sacrer quelque office. Dans chacune des
baies de ces oriels étaient aménagés des liseuses d'un bois
précieux et rougeâtres que je ne connaissais pas. Leurs flancs
confortables rappelaient ceux d'une mère qui étreint ses enfants.
Des grandes étagères dessinaient de discrètes allées dans
lesquelles on aurait pu se perdre comme lorsqu'on reprend une lecture
après des jours. Les grands noms de la littérature y tutoyaient les
anonymes. Toutes les disciplines s'y rencontraient en une nouvelle
République des lettres. J'étais fébrile en m'emparant d'un
Rousseau alors qu'un Fénelon semblait m'en vouloir de le délaisser
et qu'un Sévigné se proposait de nous emmener en voyage deux
siècles plus tôt, dans ce faste qui n'était pas le mien. Un grand
âtre trônait au fond de la pièce et je sentais mon cœur battre au
diapason du crépitement de ses dernières braises. Sa douce chaleur
m'envahissait et me faisait percevoir avec une meilleure acuité
encore, toutes les sensations du lieu. L'odeur du bois torturant
celle des pages, l'éclat du jour mourant qui dansait sur les
bas-reliefs boisés, la délicate dentelle des tapisseries et ce
lointain air de Fauré qui montait du grand salon... Tout ce que
j'avais sous les yeux était si beau, bien plus beau que ma propre
maison prise dans son ensemble. Sur le bureau central reposait tout
un amas de choses belles et inutiles pour les pauvres: un
presse-papier, un coupe-lettres, des encriers, des marteaux à sceaux
qui me donnaient la fictive satisfaction que j'étais estampillé de
la marque des gens du monde. À son côté, dans une embrasure
correspondant à une tourelle à encorbellement, il était placé un
petit cabinet de toilette sommaire composé de linge d'un blanc
immaculé et d'un broc en porcelaine de Limoges. Je me surpris à
m'imaginer vivre dans cette pièce qui, à elle seule, pouvait bien
abriter toute ma famille. Paul me tira des divagations, me tendit un
livre et ajouta quelque chose que je n'oublierai jamais : "deux
lecteurs, séparés par leurs milieux, se retrouvent dans leurs
voyages littéraires''. Nous prîmes chacun un siège puis nous lûmes
jusque fort tard dans la nuit. Nous étions alors amis et égaux.
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